Extension du domaine du “tu”
Bien malin celui qui saurait dater précisément l'émergence du “tu” dans
l'entreprise. Tout ce que l'on sait, c'est qu'un beau matin, un chef a lancé un
“tu”, comme ça, sans prévenir, à un collaborateur qui est resté coi. C'était
près de la machine à café. L'ex-vouvoyé ne s'est pas risqué à rendre la
politesse tout de suite. Mais quelque temps plus tard, voyant son N+1 arborer
un pantalon en toile et un polo fuchsia à carreaux vert et bleu – on apprendra
par la suite qu'il était atteint d'une “Friday wear” galopante, un virus
exotique qui sévissait tous les vendredis – il s'est laissé tenter par un
«?merci, toi aussi bon week-end?!». C'était le début de l'extinction du “vous”
dans le monde du travail et le début de l'ère du tutoiement. «?C'est
l'évolution, c'est comme ça, on ne peut pas aller contre la nature qui dicte sa
loi à l'homo professionnalis?», pensent tout bas beaucoup de salariés qui ont,
depuis, appris le prénom de leur patron et abandonné le barbare “monsieur”
d'hier. Tous ne sont pourtant pas convaincus que les relations sociales et
humaines ont gagné en profondeur depuis la chute du mur des vouvoiements.
Ainsi, les salariés d'un des plus importants spécialistes de la relation
clients ont fait au retour du “vous” une lutte de tous les instants. «?Nous
demandons l'abandon du tutoiement imposé avec notre hiérarchie pour le respect
de notre dignité?», clament ces téléopérateurs qui veulent mettre un terme à
l'extension du domaine du “tu”. Verra-t-on l'aristocratique vouvoiement
renaître de ses cendres pour dresser à nouveau une barrière hiérarchique
symbolique derrière laquelle des salariés en manque de repères se
replieraient?? Ou bien les irréductibles vouvoyeurs sont-ils condamnés à
disparaître d'un univers professionnel mondialisé selon les normes
anglo-saxonnes du “you” unique?? La preuve, en tout cas, qu'il faut bien plus
qu'un tutoiement pour s'assurer une vraie proximité avec ses collaborateurs.
Bien manager est infiniment plus compliqué, comme le prouve l'enquête que nous
vous proposons ce mois-ci.