Alliez vous avec vos concurrents pour prospecter
Siemens, General Electric et Turbo Metal. Trois concurrents de taille qui
se trouvent aujourd'hui réunis sur le plus grand chantier du monde : le barrage
des Trois Gorges en Chine. « Personne ne pouvait répondre seul aux demandes du
gouvernement chinois », analyse Marc Jauffrit, professeur de stratégie à
l'École supérieure de commerce de Pau. Pour aut ant, ce genre d'alliance n'est
pas courant. « Nous ne sommes pas assez complémentaires. Nous nous
concurrençons trop, nos offres sont bien trop proches », explique Bart Beckers,
p-dg de Lease Plan France, lorsque l'on évoque avec lui de possibles
partenariats avec d'autres acteurs de la location longue durée (LLD). « Pour la
création de très grosses flottes, nous travaillons parfois avec nos
concurrents, mais après l'appel d'offres. La décision revient alors au client
de choisir d'attribuer sa flotte à plusieurs prestataires. » Même attitude chez
ACR Logistics, professionnel de la logistique qui n'a jamais pratiqué une
réponse conjointe à un appel d'offres. « Il existe peu d'alliances de ce type,
confirme Marc Jauffrit, car l'appel d'offres est la meilleure procédure
possible pour exacerber les conditions de concurrence. Le cahier des charges
étant souvent très serré, il laisse peu de place pour deux acteurs, et les
négociations tarifaires sont un des points majeurs de l'appel d'offres. »
Travailler avec un adversaire est, de plus, un acte éminemment politique. « Une
telle décision ne peut relever d'une initiative purement commerciale, note Marc
Jauffrit. Un vendeur grands comptes ne peut pas jouer ce genre de jeu sans
l'aval de sa hiérarchie. » Se confier à son ennemi L'expert met en avant les
conséquences d'une action de prospection commune, même ponctuelle : « Une telle
alliance implique de se confier à son ennemi, de lui dévoiler vos fichiers
clients, votre mode de travail, etc. Les implications humaines et stratégiques
sont nombreuses. Un de vos collaborateurs peut, par exemple, trouver l'herbe
plus verte à côté et passer à la concurrence ! » Répondre à un appel d'offres à
plusieurs mérite donc réflexion. « En effet, en sollicitant votre concurrent
direct, vous mettez immédiatement au grand jour votre stratégie. L'initiative
même de votre démarche dévoile votre faiblesse, met en garde Marc Jauffrit.
Vous lui dites que vous avez besoin de lui. » Passer par un tiers Pour éviter
de vous démasquer, vous pouvez faire appel à un intermédiaire, qui démarchera à
votre place le concurrent en question. Ce fut le cas de Xerox et de Lexmark,
sollicités par l'intégrateur et fournisseur de solutions d'impression Synergy
pour répondre ensemble à un appel d'offres lancé par le Conseil de l'Europe. «
Synergy est à l'origine de ce partenariat et a pris en main toute la
négociation commerciale. C'est un grand avantage que d'avoir un tiers qui fait
le lien. L'alliance est ainsi gérée en toute objectivité. Synergy a présenté au
client le meilleur de chacun de nous. Nous n'avons donc eu aucune gêne à
travailler avec Lexmark », commente Cécile Martin, ingénieur commercial chez
Xerox Office. Le fabriquant d'équipements de stockage SSI Schaefer, est, quant
à lui, coutumier de ce genre d'alliance, même s'il ne souhaite pas s'unir avec
tous ses concurrents. « Nous présentons six à dix dossiers par an en
partenariat avec certains de nos rivaux. Nous n'en avons pas à chaque fois
l'initiative. À plusieurs reprises, quand le projet est venu d'ailleurs – de
l'un de nos concurrents ou d'un client –, cela nous a permis d'aborder des
marchés que nous n'aurions pas prospectés seuls », analyse Bernard Franz,
directeur adjoint en charge du commercial chez SSI Schaefer France. Nous avons
néanmoins identifié, parmi nos concurrents, ceux avec lesquels nous souhaitions
travailler et les autres. Il ne s'agit pas de s'allier tous azimuts. » Chez
Lexmark, la décision de travailler avec Xerox n'a pas été la première option. «
Nous avons découvert le cahier des charges avec l'ambition d'y répondre seuls,
relate Michaël Jung, chef du marché des multifonctions. Mais nous avons
finalement changé d'avis, conscients de l'ampleur des besoins du Conseil de
l'Europe. » Établir un contrat Mais accorder sa confiance à celui qui est votre
ennemi en temps normal n'est pas évident. « Ça l'est encore moins pour un
commercial. Laisser une part du travail à un vendeur habituellement concurrent
exige une réelle confiance de la part du vendeur », insiste Philippe Mallet,
manager des ventes des régions Nord-Est et Sud-Est chez Lexmark. Pour garantir
cette confiance, il est nécessaire d'établir un contrat avec votre partenaire
du moment. « Il faut, en effet, un accord explicite entre les parties. S'il est
implicite, cela peut créer des rapports de force et encourager un des
partenaires à prendre le pouvoir, ce qui mènerait l'alliance à sa perte,
souligne Marc Jauffrit (ESC Pau). Si vous vous en tenez à la simple bonne foi
de votre allié, celleci ne sera sûrement pas viable dans le temps. L'accord
réside, en effet, dans une perspective conjoncturelle qui peut s'évanouir d'un
jour à l'autre. » Une vision des choses que ne partage pas forcément Bernard
Franz (SSI Schaefer). « Nous avons travaillé à plusieurs reprises avec l'un de
nos concurrents. Compte tenu du bon fonctionnement et de la satisfaction du
client, nous n'avons pas établi de contrat. La confiance réciproque constitue
la condition sine qua non pour opérer une alliance en bonne intelligence. Nous
veillons tout de même à ce que les prestations de chaque partie en présence
soient précisément définies au départ. » Xavier Cartigny, directeur commercial
chez Xerox Office Grand Nord-Est affirme dans la même logique que chacun des
deux partenaires (Xerox et Lexmark) s'est focalisé sur une prestation
technologique bien précise, sans déborder sur les domaines de compétences du
voisin. Les deux marques n'ont d'ailleurs pas conclu de contrat ensemble, mais
avec Synergy. « Au moment de la soutenance de notre projet face au Conseil de
l'Europe, nos interlocuteurs semblent avoir été séduits par la confiance
établie entre nous. Il s'agit, selon moi, d'un des critères-clés qui nous a
permis de gagner ce challenge. D'autant plus que tous les autres constructeurs
en lice agissaient seuls. » En tirer des enseignements Et Bernard Franz de
conclure : « Travailler ainsi est une expérience très profitable dans la durée.
» Tous les témoins cités s'accordent à dire que ces collaborations ponctuelles
avec leurs concurrents leur ont permis à chaque fois d'acquérir de nouvelles
méthodes de travail, riches d'enseignements pour l'avenir.