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La vente, parent pauvre de la recherche ?

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Peu de chercheurs français se sont penchés sur le management des vendeurs, l’organisation commerciale, les modes de distribution ou la négociation. Pourtant un certain intérêt renaît aujourd’hui, notamment à travers les chaires de vente, qui veulent associer recherche et entreprises. Tour d’horizon des travaux en cours.

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Alain Bloch, professeur au Cnam, a été un homme d’entreprise, fondateur des Pages Soleil après des postes de direction à l’ODA. Il est aussi le fondateur de la chaire Action Commerciale et Distribution au sein du département Sciences de Gestion du Cnam. Il vient de lancer la revue trimestrielle Market Management (Éditions Eska). Et prépare avec Anne Macquin, d’HEC et Negocia, une encyclopédie de la vente et de la distribution (à paraître chez Economica fin 1999). “Nous voulons établir un lien entre le monde de l’entreprise et la recherche. C’est un problème plus dans la vente qu’ailleurs. Les responsables commerciaux sont des praticiens, souvent sceptiques sur les apports de la recherche. Et les systèmes d’équation, ou trop théoriques, les rebutent.“ Dans l’encyclopédie en préparation, nous essayons d’être novateurs avec trois niveaux de lecture, état de l’art, recherches, études de cas, et d’incorporer des contributions de praticiens. Avec la revue, dont le 2e numéro paraît en février, je cherche un intermédiaire entre les contributions théoriques et un magazine comme Action Commerciale. Nous avons pour ambition de faire aussi de la recherche sur les actions terrain, le marketing direct ou opérationnel, de prendre en compte la dimension psychologique. Après tout, le marketing s’insère dans les travaux de psychologie sociale et cognitive. Nous avons comme axes de recherche la négociation, la gestion de la force de vente, la distribution de proximité. En négociation, la recherche est très active aux USA, notamment au Harvard Negociation Project. Le professeur Shapiro est d’ailleurs cette année visiteur à l’ESCP. L’Europe, elle, en est aux balbutiements. Sur la distribution, la recherche est plus active. Dans le 1er numéro de Market Management, nous avons eu des contributions de Marc Dupuis et d’Enrico Colla. En tant qu’un des trente instituts du Cnam, nous avons une obligation de recherche à l’ICSV. Nous avons démarré un chantier avec la Fédération française de la franchise et la CCIP sur le thème : la franchise, gage de pérennité des entreprises. Avec l’ESCP, où je co-dirige les formations entrepreneuriales, nous préparons le 3e forum “Innover et entreprendre”. Enfin, nous avons le projet au sein du Cnam de créer, à la rentrée 1999, un DEA Sciences de Gestion, qui comprendrait une option “comportement décisionnel” sur lequel la vente a des choses à dire. Michelle Bergadaa, professeur titulaire de la chaire VSM à l’Essec (cf. encadré) et professeur de marketing à l’Institut des Hautes Études Commerciales à Genève. Franco-canadienne, elle a fondé la chaire il y a 12 ans et a publié de nombreux articles sur la vente et le marketing. Elle a écrit en 1997 Révolution Vente (Éditions Village Mondial). “Très peu de monde travaille sur la vente, c’est vrai. Pas plus en Europe qu’en France, d’ailleurs. À Genève, 95 % des recherches sont issues des travaux de René Darmon. La vente a pour les chercheurs un côté nébuleux, sur la négociation notamment. Comment je réussis face au client ? “ Je distingue trois tendances dans la recherche française sur la vente : celle d’Alfred Zeyl, de Dijon, à tendance organisationnelle, orientée sur les résultats, sur le “comment s’y prendre”. Celle de Dominique Xardel est plus orientée sur les nouvelles technologies, comme les bases de données, ou la liaison vente-marketing. L’axe Zeyl-Xardel a, cela dit, été le premier à conceptualiser les fonctions commerciales, tout comme Anne Macquin, qui en est un autre exemple. Quant à René Darmon, mon voisin à l’Essec, et Dominique Rouziès, d’HEC, qui a réalisé sa thèse avec lui, ils opèrent surtout sur les modèles, le quantitatif. Ils cherchent du côté de la rémunération, du contrôle. Je me sens dans une approche plus qualitative. Du côté de la chaire VSM, nous abordons la vente organisationnelle, essentiellement au niveau macro. C’est ce que recherchent nos membres fondateurs entreprises. Catherine Pardo, enseigne à l’EM Lyon (ex-Sup de Co Lyon). Le centre de recherche y a été créé en 1997. Le trade marketing (initié par Patrick Molle, actuel directeur de l’école) et l’échange B to B (les ventes complexes, suivies en particulier par Christian Simon) sont deux grosses spécificités de l’EM Lyon. “En matière de vente, on fait vite le tour des travaux. Nos thèmes actuels ? La négociation d’affaires, en collaboration avec l’EAP et d’autres écoles, et depuis 5 à 6 ans, la gestion des comptes-clés. Les USA ont une grande avance sur nous là-dessus. Nous l’approchons dans une logique de vente, de management de la relation client-fournisseur.“ Nous avons trois personnes dans l’équipe vente et négociation. Les sujets de recherche viennent des entreprises, mais elles posent souvent des thématiques un peu floues, et d’une certaine façon, la recherche retourne aux entreprises notamment à travers les nouveaux enseignements dispensés aux étudiants, dans les mastères, le Cesma, etc. Le deuxième retour aux entreprises, à mon sens, se déroule lors des missions d’accompagnement que nous menons également, lors de partages d’expériences, de forums d’idées. Jusqu’en 1997 existait un club de cinq à six entreprises, avec lesquelles nous travaillions sur leurs propres approches, avec des points très concrets, pour favoriser les interactions. Mais la structure centre de recherches s’est arrêtée en septembre dernier. Pour ma part, je pilote le programme sur les comptes-clés depuis le début, et nous avons collaboré avec une équipe de sociologues. Nous voulions regarder les pratiques, car cela correspond à la création d’un nouveau marché. Il faut décoder les structures, les compétences. Je connais deux Anglais, deux Hollandais et un Allemand qui travaillent sur le sujet, mais l’essentiel se passe aux États-Unis. Pour une revue américaine, nous gérons un numéro spécial qui devrait paraître fin mars sur les comptes-clés. Par exemple, nous sommes en désaccord sur la terminologie. Les États-Unis parlent de compte national, ce qui va à l’encontre de notre configuration européenne. Vincent Eurieult,professeur affilié au département marketing au groupe ESCP, qui comprend aussi Marc Dupuis, Alain Bloch ou encore Elizabeth Tissier-Desbordes et Renaud de Maricourt. Il ensei-gne la négociation d’affaires, en formation initiale, mais surtout continue, à l’ESCP Senior, face à des directeurs commerciaux. Il est aussi consultant en entreprise. Auparavant, il fut directeur commercial, à Canal +, France 3 notamment. “Il existe peu de chose sur la négociation, en particulier d’affaires. On a souvent considéré que cela ne s’apprend pas, que c’était un peu sulfureux. La France et le commerce, c’est une vieille histoire, sont un peu fâchés. Pour ma part, je cherche à formaliser des méthodes et des instruments.” Historiquement, chronologiquement, la négociation c’était un accord satisfaisant. Je peux vous citer comme sources de travail mes expériences personnelles, bien sûr, l’apport d’un club, d’un noyau restreint d’une “fraternité” de passionnés par la négociation d’affaires, formés par l’ESCP, acheteurs, financiers, commerciaux qui se rassemblent pour discuter de méthodologie. Mais aussi de mon activité de conseil en négociation et de la recherche plus classique, issue de la négociation sociale, de la négociation des ressources humaines, et sur la négociation d’affaires. J’ai rassemblé au fil du temps 350 références sur la négociation, mais ce dernier point ne doit constituer qu’un tiers du total. Sur la négociation, je citerais aussi le travail de Marc Cathelineau, mon confrère d’HEC, qui a une approche très pragmatique, qui conjugue pratique et recherche. Et bien sûr de Christophe Dupont (directeur du laboratoire de négociation de l’ESC Lille) qui a une vision encyclopédique. La négociation est un thème qui devient fort, avec la montée en puissance des acheteurs. Le match de tennis est d’abord resté amateur, puis le niveau est monté. En terme de formation commerciale, les années 70 et 80 ont été celles des méthodes cadrées de formation des vendeurs. Aujourd’hui, une tendance lourde est le changement des acheteurs : ils ont appris à déjouer les stratagèmes des vendeurs. Cela dit, la négociation peut poser des problèmes d’attribution, du type : qui fait quoi ? Par exemple, les fameux travaux de Fisher et Ury dépendent d’une law school. Une chaire sur la vente à l’ESCP ? Pourquoi pas, d’ici quelque temps. Christine Blanchetiere, professeur au département marketing et vente, et responsable de la chaire de même nom de l’Edhec. Elle est basée à Lille (le groupe Edhec compte une implantation à Paris et une autre à Nice, le Ceram). “La vente a une toute petite place dans la recherche. Je suis très étonnée du décalage avec la réalité des entreprises qui connaissent pas mal de changements de management, d’organisation, d’outils. L’objectif de la création de la chaire de vente en 1994 n’a pas changé depuis : il était d’être en phase avec la réalité du besoin.“ La production en recherche fondamentale est limitée. Alors qu’il y a matière à faire. À l’international, surtout aux USA, il me semble qu’il y a moins de freins culturels par rapport à la vente. Et l’action des entreprises est différente, en particulier vis-à-vis du financement de la recherche. Il existe beaucoup plus d’interactions. L’approche de la vente est empirique, et correspond à la réalité observée en entreprise. Le problème est qu’il y a moins d’interaction encore entre les chercheurs et les professionnels de la vente. Pourtant le profil du vendeur a changé, la capacité d’analyse nécessaire à l’exercice du métier est plus forte. Nous devons accompagner ce changement, et nos étudiants en sont eux aussi de plus en plus conscients. En troisième année, l’Edhec a d’ailleurs installé une “majeure” marketing et vente, un module de 30 heures. À l’intérieur de la chaire, je dirais que l’on initie des thèmes de rencontres avec les entreprises, qui donnent lieu à des comptes-rendus, à une matière : je vous citerai la motivation, l’animation des équipes de vente, le pilotage aux résultats et/ou aux comportements. Un autre professeur, qui vient du domaine du conseil, travaille à l’Edhec sur l’analyse de la valeur client, qui est complètement à la croisée des chemins. Avons-nous des échanges avec les autres chaires de vente ? Pas vraiment, même si nous suivons un peu les mêmes réalités. On est tous un peu en concurrence. Dominique Rouziès, professeur associé à HEC (photo) depuis 1991, elle est actuellement aux États-Unis. Ses sujets de prédilection : tout ce qui concerne la gestion de la force de vente, ses modes de pilotage, de négociation et sa rémunération en France, mais aussi dans d’autres pays. «Lorsque j’ai commencé mon PhD, j’ai choisi le domaine commercial parce que c’est un sujet généralement négligé, ce qui est de moins en moins vrai aujourd’hui. Mon choix de sujet de thèse s’est porté sur la rémunération optimale des commerciaux parce que c’est un sujet sur lequel les chercheurs butent faute d’outils méthologiques adaptés». «Lorsque je suis arrivée en France, j’ai constaté qu’une partie des connaissances ne correspondait pas au cadre français et européen. La part variable est moins importante en France, la hiérarchie au contraire est très présente, plus qu’aux États-Unis. Voilà pourquoi je travaille dans un cadre comparatif. Le monde académique français étant de taille plus restreinte, le nombre de chercheurs français travaillant sur le sujet l’est aussi. J’étais la rédactrice en chef invitée pour un numéro spécial de la Recherche et Applications en Marketing en 1997 sur la force de vente, et je crois que ce numéro était le premier depuis des années. Puisque nous avons la chance de travailler dans un environnement très différent, l’opportunité nous est donnée d’examiner des sujets vraiment importants pour les professionnels en Europe : avec la monnaie unique, il faut s’attendre à des changements profonds dans la gestion de la force de vente, par exemple, les comparaisons de performances vont devenir faciles, et donc les réorganisations, réallocations de portefeuilles vont suivre, de même que les modifications de plans de rémunération, etc. C’est d’ailleurs le sujet du prochain livre que je vais écrire. La réelle faiblesse en Europe, à mon avis, réside dans les relations entre chercheurs et professionnels, qui ne sont pas assez étroites. J’invite tous les professionnels intéressés par de futures collaborations à me contacter !» Madeleine Besson,enseignante et chercheur à Negocia. Dominique Rouziès d’Hec, actuellement aux États-Unis, fut sa directrice de thèse. Chez Negocia, on peut également citer les recherches de Joël Le Bon, sur la veille commerciale, parti poursuivre, lui aussi, ses recherches aux États-Unis à l’ISBM . “Le problème en France, mais il faut tenir compte de la faible quantité et de la dispersion des travaux, c’est que les entreprises émettent souvent des doutes sur ce que la recherche peut leur apporter. Le corps professoral est davantage orienté vers des matières classiques. Ce sont plutôt les programmes de formation continue qui travaillent sur la vente.” J’ai d’abord, je tiens à le dire, dix ans derrière moi de fonctions marketing et organisation en entreprises, avec une réalité proche des vendeurs. Au stade où on en est, on a pas mal à apprendre. Ma thèse, sous la direction de Dominique Rouziès, avait pour sujet la difficulté à standardiser en matière de vente, et notamment à propos de la rémunération des commerciaux dans l’univers bancaire. Mon projet actuel porte sur la mise en évidence de la nécessité de la création et de la diffusion d’une culture commerciale dans une entreprise. Je cherche à définir également de quoi elle se compose. Mais ce sont des travaux qui prendront du temps pour aboutir. Malheureusement, avec 180 heures de cours, il nous reste peu de temps pour la recherche. Sur le domaine de la négociation, à part Alain Jolibert, de Grenoble, pour ses travaux sur la négociation commerciale en milieu international, je vois davantage s’exprimer des consultants et des opérationnels. Pour nous, les références sont essentiellement en anglais et en français. Cela dit, je ne pense pas qu’il y ait vraiment un problème de diffusion des travaux, mais plutôt de dispersion. Ceux qui existent ne sont pas assez nombreux pour créer un effet d’entraînement. Nous devons sonder les entreprises sur leurs besoins.

Les chaires de vente À l’Edhec : La chaire marketing et vente de l’Edhec a été créée en 1994 au sein du département du même nom. Le partenariat avec les entreprises, depuis le début, est privilégié. Xerox, 3M, Whirlpool, EDF, Otis et plus récemment KJS sont officiellement engagés. À quoi ? Ils participent au contenu pédagogique de l’école en rencontrant les étudiants, et en soumettant des cas. À l’Essec : La chaire de Vente et Stratégie Marketing (VSM) est née en 1987. Elle mène avec les entreprises fondatrices des travaux en considérant la vente “dans un cadre organisationnel et une perspective stratégique“. Le dernier en date, défini par le Comité de pilotage pour 1998, donc par les partenaires entreprises : “l’organisation européenne des ventes à l’horizon 2003 “. Au Cnam : La chaire Action commerciale et distribution d’Alain Bloch dépend du département Sciences de Gestion, tout comme la chaire Études et Stratégies Commerciales dont elle est le pendant. À noter que l’Institut des Cadres Supérieurs de la Vente (ICSV), créé en 1958, est tenu à des activités de recherche, comme l’un des 30 instituts du Cnam.

Ce qu’il faut retenir Les professeurs, et autres chercheurs français, en conviennent tous : les recherches en matière de vente se comptent à peine plus que sur les doigts des deux mains. À l’intérieur, coexistent d’ailleurs différentes approches : celles privilégiant le quantitatif ou le qualitatif, même s’il semble que la réalité observée, les recherches empiriques dominent à propos d’une discipline que certains déclarent “nébuleuse”, voire “sulfureuse”. On sent malgré tout actuellement une volonté des grandes écoles de commerce de se rapprocher des entreprises et de répondre à leurs besoins de méthodologie, de repères, dans ce domaine. L’existence de chaires de vente, même si elle a peu donné lieu à publications pour l’instant (souvent réservées dans l’immédiat aux partenaires entreprises de la chaire), est la concrétisation de ce nouvel intérêt. La vente y a en tous les cas gagné un nouveau statut. Y gagnera-t-elle de la connaissance et des outils ? Les travaux avancent comme avance la recherche : pas à pas.

 
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Propos recueillis par Sylvie Brouillet

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