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Management par l'incompétence : situation subie ou stratégie réfléchie ?

[Tribune] Se pourrait-il que la kakistocratie, ou le pouvoir des plus mauvais, au sein des organisations commerciales, soit le fait d'une stratégie réfléchie ? C'est la question que soulèvent Nicolas Dugay et Aimery de Fressenel, respectivement directeur associé et partenaire au sein du cabinet de formation Prefera.

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Management par l'incompétence : situation subie ou stratégie réfléchie ?

Performance, Exigence, Engagement, leadership, accompagnement du changement sont sans cesse mis en avant dans les entreprises. Cela demande aux leaders d'être particulièrement compétents. Or, nous constatons encore souvent que bon nombre de managers sont incompétents, ce qui ne veut pas dire qu'ils n'ont pas un autre talent, placés dans des rôles pour lesquels ils sont manifestement inaptes. Ce phénomène peut apparaître comme un accident malheureux, le champion commercial qui devient manager alors qu'il n'en a pas la compétence. Mais il peut aussi être interprété comme une stratégie délibérée, voire cynique, au sein de certaines organisations. Deux cadres théoriques permettent d'analyser ce phénomène : le principe de Peter, qui décrit une situation subie d'incompétence généralisée, et la kakistocratie, qui pose l'incompétence comme une stratégie réfléchie au service d'intérêts bien spécifiques.

Le principe de Peter : l'incompétence comme situation subie

Le principe de Peter, formulé par Laurence J. Peter en 1969, est l'une des théories les connue pour expliquer la montée de l'incompétence dans les organisations. Ce principe stipule que "dans une hiérarchie, tout employé tend à s'élever à son niveau d'incompétence". Les individus sont promus tant qu'ils réussissent dans leurs fonctions actuelles. Sincèrement, un très bon commercial peut être un très mauvais grand compte et vice versa. Un très bon commercial peut être un très bon manager et vice versa. Cependant, cette logique de promotion s'arrête lorsque l'individu atteint un poste où il n'a plus les compétences nécessaires pour être efficace. À partir de ce moment, la personne reste bloquée à son "niveau d'incompétence" et n'est pas mutée car ce serait alors reconnaître sa propre incompétence à discerner des collaborateurs compétents. Le processus de promotion repose souvent sur des critères de performance dans des postes inférieurs, sans réelle prise en compte des compétences requises dans les postes supérieurs. Cette situation n'est pas malveillante, mais elle est particulièrement dommageable lorsque les dysfonctionnements se multiplient.

Le résultat est un environnement de travail où les décisions sont mal orientées avec un impact majeur sur les performances globales de l'entreprise, un frein à l'innovation et une source de frustration et de désengagement pour les équipes.

La kakistocratie ou l'incompétence comme stratégie réfléchie

En contraste avec le principe de Peter, la kakistocratie propose une lecture plus cynique du management par l'incompétence. Ce terme, dérivé du grec "kakistos" (le pire) et "kratos" (pouvoir), désigne un régime ou un système dirigé par les moins qualifiés, voire les plus corrompus. Dans ce contexte, l'incompétence n'est pas accidentelle, elle est délibérément encouragée. La kakistocratie reflète donc une forme de stratégie réfléchie où l'incompétence est utilisée pour servir des intérêts particuliers, même si c'est au détriment de l'organisation.

Ce concept n'est pas nouveau puisqu'il semble avoir été utilisé pour la première fois en Angleterre, en 1644, où il apparaît dans un sermon d'un partisan du roi Charles Ier pendant la guerre civile. Il ne revient vraiment qu'en avril 2018 dans un tweet destiné au président Donald Trump rédigé par l'ancien directeur de la CIA, John O. Brenan écrit : Your kakistocracy is collapsing after its lamentable journey (Votre kakistocratie s'effondre au terme de son parcours lamentable).

Dans une kakistocratie, l'incompétence est délibérément cultivée. Elle devient un outil politique pour renforcer le pouvoir de ceux qui dirigent

Dans une kakistocratie, des leaders peuvent intentionnellement promouvoir des individus incompétents afin de maintenir un contrôle sur les structures organisationnelles. Ces leaders peuvent juger qu'un environnement composé de collaborateurs incompétents est plus facile à manager afin de garder le pouvoir. On entre alors dans une logique de « dette » : les promus, surévalués seront plus loyaux envers la personne à qui ils doivent leur ascension. En d'autres termes : un manager peut voir un intérêt à préférer un candidat qui lui sera fidèle à un autre dont la compétence pourrait lui faire de l'ombre. Dans ce contexte, la promotion de l'incompétence devient une arme pour maintenir une forme de stabilité au sommet, même au prix d'une inefficacité généralisée. La kakistocratie existe en entreprise mais on la retrouve aussi dans le secteur public, en politique ou dans les organisations mafieuses avec une logique clanique !

L'impact de l'incompétence, qu'elle soit subie ou volontairement organisée, est indéniable. Elle freine le développement des organisations, engendre une perte de motivation des collaborateurs qui rentrent dans une souvent dans une résignation silencieuse : « l'évitement convivial ». La productivité est faible et les talents fuient....

Situation subie ou réfléchie, quels remèdes ?

La différence fondamentale entre le principe de Peter et la kakistocratie réside dans l'intentionnalité. Dans le premier cas, l'incompétence est subie, résultat involontaire d'un processus de promotion mal calibré. La dynamique du principe de Peter peut être corrigée par une gestion des compétences plus rigoureuse, une évaluation objective des performances, des mécanismes robustes de gestion proactive des talents , une approche plus flexible de la mobilité hiérarchique, mais encore par beaucoup de formation.

En revanche, dans une kakistocratie, l'incompétence est délibérément cultivée. Elle devient un outil politique pour renforcer le pouvoir de ceux qui dirigent. Il s'agit donc d'une situation plus difficile à corriger, car elle repose sur des logiques de pouvoir profondément ancrées. Dans ce cadre, l'incompétence n'est pas nécessairement un problème à résoudre, mais une caractéristique structurelle qui profite à une élite restreinte. On peut agir au niveau d'une équipe et de son leader « kakistocrate » en luttant contre l'incompétence avec de la formation, des compétences externes, en délégant les décisions aux cabinets de conseil, ce que certains appellent la « consultocratie ». Cela amène évidemment d'autres dérives non souhaitées. C'est beaucoup plus difficile au niveau global d'une entreprise. Contrecarrer cette logique de pouvoir dévoyée nécessite une réforme profonde, basée sur la transparence et probablement le départ des Kakistocrates...

Aimery de Fressenel, Partner @Prefera & Octo-up : Expert de l'efficacité des organisations et du capital humain

Nicolas Dugay, Directeur Associé @Prefera et auteur de 14 ouvrages

Bibliographie : Peter, L. J., & Hull, R. (1969), The Peter Principle: Why Things Always Go Wrong // New York: William Morrow and Company. Aristotle. Politics (Kakistocracy in its Ancient Contexts) // Chomsky, N. (1999) Profit Over People: Neoliberalism and Global Order.

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