[Tribune] Shrinkflation, cheapflation, stretchflation...à quand la fin des pratiques douteuses dans le retail ?
Focus sur les techniques fallacieuses adoptées par bon nombre d'industriels de la grande consommation, décryptées par Guillermo di Bisotto, directeur commercial, consultant marketing et auteur.
Je m'abonneEn 2018, Michel-Édouard Leclerc refusait de continuer à distribuer du Coca-Cola dans ses magasins suite à une hausse de tarifs masquée : l'enseigne de soda proposant ses bouteilles en version réduite (de 1,5 à 1,25l et de 2 à 1,75l) sans modification de prix... Cet exemple médiatique est devenu un cad d'école de la shrinkflation - soit une baisse de volume de produit sans diminution du prix en proportion.
Au cours de ma carrière, j'ai moi-même pu constater quelques pratiques douteuses après quelques expériences dans la grande distribution. D'abord en tant que directeur d'un Shopi de 1500 m², puis d'un magasin Nature et Découvertes. Certains fournisseurs n'hésitent pas à augmenter les volumes des ventes et des marges, au détriment du consommateur, et, indirectement, de leurs employés. Évoluer dans ce secteur m'a conduit à réfléchir à une amélioration possible des pratiques du secteur, en respectant la clientèle tout comme le bien-être des collaborateurs, tout en réduisant les coûts cachés et en augmentant les marges bénéficiaires.
Je vous écris donc aujourd'hui avec mes tripes et mon coeur, car je pense qu'il est temps que les acteurs de la grande distribution cessent de nous considérer comme des pigeons écervelés.
Pratiques classiques et insidieuses
Normalement, la seule stratégie que nous devrions constater est celle de vendre des produits en lots à un prix légèrement réduit par unité, mais où le coût total pour le consommateur est plus élevé. Par exemple, vendre des packs de trois au lieu d'un seul produit, avec une légère réduction par unité, mais une dépense totale plus élevée. Ça pour le coup, cela ne concerne ensuite que notre rapport au manque et il s'agit d'une responsabilité individuelle.
Mais, lors de mes études, mon professeur en Histoire de l'Entreprise m'a mis en garde contre ma grande naïveté. Il m'a raconté que l'une des techniques discutée pour ses implications sur les comportements de consommation et l'éthique commerciale, autant que pour l'innovation de la méthode qu'il me révéla alors, concernait Colgate, qui augmenta dans les années 80-90, la taille de l'orifice de ses tubes de dentifrice pour inciter ses consommateurs à utiliser plus de produit à chaque brossage, augmentant ainsi largement ses ventes. Il rajoutait : « Ne sous-estimez jamais la créativité des marketeurs et des publicitaires pour vous faire consommer plus ! »
Voici quelques stratégies classiques mais pour le moins insidieuses, dont l'idée maîtresse est de vous tromper. Trop subtiles pour l'oeil non averti, elles visent à faire passer une augmentation tarifaire, tout en évitant une réaction négative de la part du consommateur. À noter que depuis le 1er juillet 2024, les grandes surfaces doivent maintenant afficher à côté des produits touchés par la shrinkflation, avec une affichette pour le signaler. Cette mesure vise à informer les consommateurs sur les variations de poids et de prix des produits préemballés, excluant ceux en vrac et du rayon traiteur. Selon Radio France, très peu de produits sont cependant concernés : par exemple, chez Système U, seulement 4 produits sur 30000 sont étiquetés, et encore moins chez Monoprix, Carrefour et les magasins Mousquetaires. Bien que controversée, cette initiative est vue comme dissuasive par certains distributeurs et défendue par l'ONG Foodwatch pour restaurer la transparence et responsabiliser l'industrie agroalimentaire. Est-ce suffisant ? Ou Bercy, même s'il envisage d'étendre cette réglementation à d'autres pratiques comme la cheapflation et la stretchflation, ne risque-t-il pas de nous pondre un autre Hadopi ? Le rapport ? Il s'agirait encore probablement d'un ensemble de réglementations pour réguler un marché, qui s'avère finalement fort peu applicable et qui arrive surtout bien trop tard ! Sur ce sujet, les industriels ont quelques « coûts » d'avance. Vous en doutez ? Petit florilège...
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La shrinkflation
Puisqu'il s'agit de l'actualité, commençons par la shrinkflation. L'idée est de réduire la quantité ou la taille d'un produit tout en maintenant son prix de vente. Cela masque en effet l'augmentation de prix, puisque les consommateurs paient le même montant pour moins de produit. Nestlé est ainsi passé de plaquettes de 200 grammes de chocolat à 190. Et obsessionnel que je suis, je peux vous assurer que ça a perturbé pendant un temps mes recettes de gâteaux !
La cheapflation
La cheapflation est une stratégie similaire à la shrinkflation, mais au lieu de réduire la quantité ou la taille du produit, les fabricants modifient leurs recettes pour qu'elles soient moins coûteuses à produire. Ces changements diminuent la qualité globale : ingrédients et composants moins chers mais souvent aussi moins nutritifs, pouvant altérer le goût ou les propriétés du produit final. Il est alors rajouté des exhausteurs de goût en espérant que les consommateurs ne remarquent pas la différence. 47% de chocolat dans les tablettes au lieu de 56%, ce n'est pas top. Mais plus embêtant encore, Foodwatch a mis en avant en avril dernier que les bâtonnets de surimi de la Fleury Michon comprennent 11% de chair à poisson en moins dans leur nouvelle version, tandis que le prix au kilo a lui augmenté de 40 % entre 2021 et 2023...
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Ce ne sont pas des exemples isolés. Certaines marques n'hésitent pas à remplacer le beurre par une huile végétale bas de gamme, le sucre par des édulcorants artificiels, etc. Une opacité qui apporte un doute quant à l'impact de la cheapflation sur la santé.
La stretchflation
La stretchflation est un procédé qui augmente légèrement la quantité ou la taille d'un produit tout en augmentant de manière plus significative encore son prix. Cela crée l'illusion de bénéficier d'un meilleur rapport qualité prix en obtenant plus de produit pour son argent, alors qu'en réalité, le coût global par unité (kilo, litre, etc.) augmente. La forme ou le design de l'emballage sont souvent modifiés de sorte que la réduction de la quantité soit moins perceptible. Néanmoins, sans parler purement de stretchflation et donc sans viser l'augmentation de tarif, une boîte de céréales peut aussi devenir plus étroite et plus haute tout en contenant légèrement moins de produit. Nul besoin de sortir de Saint-Cyr pour comprendre que 10 grammes que multiplient 100 000 produits ou qu'un cornichon en moins dans plus de vinaigre a un impact majeur dans la sélection du produit.
Shrink, cheap et stretchflation ne sont malheureusement pas les seules pratiques douteuses des acteurs de la grande consommation. Promotions fallacieuses, packaging opaque, segmentation des produits ou encore conditions de réduction peu lisibles : la créativité de la tromperie semble ne pas avoir de limites.
Repenser les pratiques
Pourtant, d'autres voies sont possibles. Certaines initiatives, notamment issues de l'économie sociale et solidaire, sont encourageantes. Par exemple, cela fait un temps que les Amap permettent d'obtenir des produits frais directement des paysans agriculteurs, à des prix et des quantités annoncés par les producteurs et constatés sur place. Autre illustration, celle des distributeurs spécialisés comme La Fourche, un magasin en ligne de produits bios, fonctionnant sur un modèle d'adhésion, et offrant ainsi des prix inférieurs à ceux des magasins bio traditionnels, tout en respectant ses engagements en matière de recyclage et de livraisons propres.
Ces « bonnes pratiques » sont de nouveaux modèles qui partent d'une feuille blanche. Les adapter à des business dont les processus sont établis depuis des décennies semble illusoire, et provoquerait sans doute une grande résistance au changement, en particulier dans les grands groupes. Pourquoi ne pas ouvrir une autre voie, celle de l'amélioration de l'existant, quelques efforts marketing qui permettraient d'accroître l'efficacité et le bien-être des collaborateurs de la grande consommation ?
Pensons au packaging des produits. Ne pourrait-on pas contraindre les marques à afficher de manière claire et uniforme la date limite de consommation, le code-barres et le prix sur tous les produits, strictement aux mêmes endroits ? Cette mesure simplifierait la tâche des chefs de rayon pour vérifier les dates de péremption, réduisant le risque d'erreur et de consommation de produits impropres à la santé. Une telle initiative permettrait de gagner du temps, qui est un coût caché absolument démentiel : ni le chef de rayon, ni son directeur adjoint ne passeraient deux heures par jour à retourner un à un chaque produit dans tous les sens pour retrouver l'information qui détermine, s'il doit être gardé, mis en promotion ou jeté. En outre, le temps gagné en caisse serait lui aussi substantiel.
Tout ce qui pourrait fluidifier l'achat pourrait avoir un impact significatif sur la gestion des employés, ce qui diminuerait les coûts cachés liés à l'absentéisme, la fatigue professionnelle et bien d'autres encore.
Espérons qu'à l'avenir, les services marketing travaillent dans ce sens, c'est-à-dire à améliorer les systèmes existants à moindre coût, sans sacrifier ni la sécurité ni la santé des consommateurs et des collaborateurs d'un secteur réputé difficile.
Guillermo Di Bisotto est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont Questions pour un champion de La vente, publié aux éditions Eyrolles. Il est aussi directeur commercial chez Taskforce, et consultant marketing.