Rémy Gerin (Essec) « Les places en rayons se raréfient, et les négociations dans le retail se tendent »
Du haut de ses fonctions de professeur de marketing et de directeur de la chaire "Grande consommation" de l'Essec, Rémy Gerin revient sur les relations entre retailers et distribueurs, entre tensions commerciales et recherche de renouveau.
Je m'abonneComment évolue le rapport de force entre directeurs commerciaux des marques de grande consommation et acheteurs côté distributeurs ?
Rémy Gerin : Les négociations deviennent de plus en plus tendues pour les industriels, quel que soit leur secteur d'activités, et ce pour trois raisons.
Tout d'abord, les enseignes de la distribution sont presque toutes engagées dans une stratégie de baisse des assortiments. Faire vivre une marque dans un point de vente est coûteux, car il faut la vendre, la scénariser, créer une promesse autour de l'offre. La tendance est donc à la réduction des marques représentées. Les places en rayon se raréfient, deviennent plus chères, et les négociations se durcissent.
Deuxièmement, la plupart des acteurs de la distribution opèrent une stratégie volontariste de développement de part de marché de leur marque distributeur (MDD). C'est d'ailleurs le cas de Carrefour, qui ambitionne qu'elle atteigne 40 % d'ici à 2026, ou encore d'Auchan qui vise les 50 %. Évidemment, cette place croissante des MDD limite celle des marques des industriels dans les rayons, et là aussi pèse sur les relations commerciales.
Enfin, troisième raison : la décroissance des volumes. C'est un facteur dont on parle moins, et qui pourtant existe, de manière durable selon moi.
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Pourquoi anticipez-vous cette baisse des volumes ?
Cette prévision repose sur la tendance au « consommer moins mais mieux ». Bien que la tension inflationniste, notamment dans l'alimentaire, se soit relâchée depuis 9 mois, la consommation ne repart pas pour autant, montrant qu'il s'agit là d'une tendance de fond. Les tensions sur le pouvoir d'achat sont toujours présentes.
En concomitance du « consommer moins » il y a le « consommer mieux », avec des consommateurs de certains sociotypes donnant du sens à leur consommation et portant une grande attention à la surconsommation.
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Par ailleurs, on observe également une évasion des volumes vers les circuits de distribution alternatifs, comme Action, ou encore Uber Eats et Deliveroo pour l'alimentaire.
Comment un directeur commercial peut tirer son épingle du jeu dans ce contexte ?
Les marques peuvent s'en sortir mieux que d'autres en faisant preuve d'innovation et de différenciation. Proposer aux enseignes distributrices une gamme différenciante, c'est développer sa capacité à dégager une masse de marge plus importante. Le caractère unique d'une référence lui confère la latitude d'adopter un pricing plus libre, et donc moins de tensions s'exercent au niveau des négociations commerciales. Par ailleurs, la position de leader peut aider une marque à asseoir son pouvoir de négociation. Mais attention, mieux vaut être un petit leader sur trois familles de produits, qu'un gros acteur leader sur un marché inexistant. Le pouvoir de négociation est alors mieux équilibré.
Cela signifie qu'une marque dispose d'un pouvoir de négociation de par l'offre qu'elle propose. Comment capitaliser sur l'offre ?
La meilleure façon pour les marques de jouer sur l'attractivité de leur offre est d'anticiper les réglementations à venir. Celles qui semblent inévitables touchent aux enjeux de décarbonation, à l'impact sur la santé et la biodiversité. Sujet qui touche autant les fournisseurs que les distributeurs puisque le bilan carbone de la grande distribution montre qu'environ 96 à 98 % de l'empreinte carbone de ses acteurs en Scope 3 concernent les produits vendus, et notamment leur production et leur transport, avec un impact particulièrement fort pour les produits laitiers et la viande. L'Europe et la France se sont engagées dans la baisse des émissions de gaz à effet de serre, dont 20 % seraient attribués aux activités du retail. Les comportements de consommation changent, mais sans doute pas assez vite pour respecter les échéances réglementaires.
Quel est l'impact du cadre légal pour les marques ?
Dans le monde du retail comme ailleurs, il est à prévoir que le cadre législatif se durcisse pour atteindre les objectifs environnementaux fixés. Toute marque l'anticipant et proposant des produits dont l'empreinte carbone est réduite devrait logiquement avoir la préférence des distributeurs, qui par ricochet pourront aussi baisser leurs émissions de Scope 3. Ainsi, toute marque pouvant apporter une amélioration aux distributeurs vis-à-vis des enjeux RSE disposera d'un pouvoir de négociation supplémentaire dans la relation commerciale.
Du point de vue de la santé aussi de nouvelles réglementations devraient voir le jour, notamment pour enrayer le phénomène de surpoids, grandissant chez les Français. Cela pourrait passer par l'extension de la taxe soda à d'autres produits trop gras ou trop sucrés. C'est le cas en Grande Bretagne avec une loi restreignant la vente et la promotion des aliments et boissons « HFSS » (high in fat, sugar and salt), prévoyant notamment l'interdiction de ces produits en têtes de gondole.
Les marques peuvent-elles être influencées par d'autres acteurs externes ?
En effet. Non seulement le régulateur s'empare de plus en plus des sujets RSE, mais les associations de consommateurs et de défense environnementale aussi. Je pense notamment à l'association Bloom, qui milite pour la préservation de la biodiversité du milieu marin, qui a mis en demeure Carrefour pour ses pratiques d'approvisionnement en produits à base de thon, mettant en cause des techniques de pêches industrielles dévastatrices pour bien d'autres espèces marines, et ce bien que Carrefour soit l'une des enseignes les mieux évaluées selon l'analyse de Bloom.
Des exemples d'enseignes s'adaptant à ce nouveau contexte ?
En Angleterre, là où l'enjeu sur l'obésité est encore plus fort qu'en France, les distributeurs Sainsbury's et Tesco ont pris les devants, anticipant la législation sur les produits HFSS. Les deux enseignes ont décidé, depuis novembre 2022, de retirer ces produits des têtes de gondole ou des îlots d'entrée de magasin, et de ne plus les proposer à la vente en lot. Une décision courageuse puisque les ventes de ces références ont parfois dégringolé de 50 % en volume.
Aux États-Unis, Walmart intègre ses fournisseurs à sa stratégie avec le programme « Gigaton PPA », dont l'objectif est de favoriser la décarbonation de la chaîne de valeur. Afin d'embarquer des marques à ses côtés, Walmart leur accorde, via un partenariat avec HSBC, le paiement comptant de leurs factures. Une belle initiative incitative.
En France, Carrefour a pris un engagement fort : celui d'évincer de ses rayons les fournisseurs parmi leur « top 100 » qui ne seront pas sur la trajectoire des Accords de Paris d'ici à 2026. Soulignons aussi la démarche de Danone, qui s'engage à réduire les émissions de méthane de son amont de 30 % d'ici à 2030. Cela nécessite à la fois d'accompagner les éleveurs, mais aussi de discuter avec la grande distribution pour des prix qui s'en retrouveront sans doute augmentés.
Toutes ces décisions montrent que le paysage bouge, aussi bien à l'initiative des industriels que des distributeurs.